Arcane laissa retomber ses mains sur le clavier du piano, laissant échapper l’accord dissonant de l’instrument sans même grimacer. D’un regard morne, elle fixa la partition qui refusait de se laisser apprivoiser, des bémols toutes les deux mesures aussitôt corrigés par des bécarres ou altérés par des dièses, triolets cédant la place à d’autres croches plus rapides les unes que les autres. Il fallait qu’elle l’admette : cette partition lui donnait clairement du fil à retordre, et elle devait la maîtriser d’ici deux semaines au grand maximum. Jetant un coup d’œil à sa montre, elle avisa l’heure et convint qu’il serait temps d’aller se coucher. Ses doigts crispés commençaient à tirer, de toute façon.

Avec précautions, Arcane rabattit le couvercle sur le clavier du piano et posa ses coudes dessus, la tête entre les mains, ses yeux vairons dans le vague. Un silence de cathédrale régnait sur l’Institut ; quoiqu’ils fassent, les étudiants avaient au moins la décence d’être discrets. Quant à savoir si les autres professeurs remplissaient leurs rôles de pédagogues et rôdaient dans les couloirs pour les prendre sur le fait… C’était peut-être le cas de quelques-uns d’entre eux, mais il était de notoriété publique que les étudiants, même remis dans leurs chambres, recommenceront le lendemain. Pour Arcane, ce n’était qu’une ronde de pure forme, histoire de ; alors franchement, elle n’avait aucune envie de s’y coller pour ce soir. Ou tous les soirs qui arrivaient.

Cela ne l’empêchait pas de remplir son rôle quand elle croisait inopinément quelqu’un qui ne devrait pas être là.

Ce fut un tiraillement lancinant dans son ventre qui la tira de sa rêverie contemplative du mur d’en face. Autant qu’il lui rappela qu’elle n’avait pas dîné avec tous les autres ce soir-là, elle se souvint également des incessantes recommandations de l’infirmière qui lui reprochait de ne pas manger assez de sucre, pour ne pas dire de ne pas en manger du tout. Pourtant, Arcane y avait mis de la bonne volonté : elle avait essayé, mais le haut-le-cœur qui s’en était suivi lui avait dissuadée de recommencer. Alors elle subissait ses crises.

Un soupir au bord des lèvres, la jeune femme se leva de son siège et quitta la salle de musique après avoir soigneusement éteint toutes les lumières et verrouillé la porte, et prit la direction des cuisines, les mains dans les poches de son jean. Ses cheveux vaguement ramenés en queue de cheval tombaient en mèches éparses sur son front et ses joues, les manches de son chemisier étaient relevées sur ses coudes. Avec flegme, elle prit la direction des cuisines sans allumer une lumière sur son chemin, ne rencontra personne, pas plus lorsqu’elle poussa la porte des cuisines. Ca, c’était étrange. Les étudiants aimaient bien venir chiper de quoi manger au cours de la nuit.

La seule lumière du réfrigérateur perçait la pénombre de la cuisine alors qu’Arcane s’y penchait pour trouver de quoi manger, pour n’y prendre finalement qu’une bouteille de lait entamée, seule chose qui n’avait pas l’air trop écœurant. La jeune femme en était à se diriger vers la table centrale lorsque soudainement, la lumière de la cuisine s’alluma ; ce fut à peine si elle papillonna des paupières. Tout l’avantage d’avoir une vision limitée quant aux couleurs, mais tolérante quant à la luminosité. En tout état de cause, le visiteur n’avait pas prévu de trouver quelqu’un dans la cuisine car plus un bruit ne provint de la porte d’entrée ; posant la bouteille sur la table, Arcane se retourna. Un étudiant se tenait sur le pas de la porte.

« Eh bien, maintenant que vous êtes là, entrez, ce ne serait pas professionnel de vous laisser mourir de faim, de soif… ou de gourmandise. »

Contournant la table, elle alla ouvrir un placard et avisa un paquet de gâteaux sucrés et des chips. Un effort ? … La flemme.

« Ou alors, ce qui n’est pas professionnel serait de vous laisser entrer sans vous renvoyez dans votre chambre », reprit-elle distraitement en attrapant les chips.